Les intérêts de l’Afrique dans le renforcement du système des Nations Unies

Les pays africains ont joué un rôle méconnu dans l’élaboration du système international des Nations unies, et restent déterminés à le préserver et à le renforcer, tout en s’opposant aux efforts de déstabilisation, de démantèlement ou de renversement de ce système.


Mid-year coordination meeting of the African Union

Le président de la Commission de l’Union africaine, S.E. Moussa Faki Mahamat, prononçant un discours lors de la 5ème réunion de coordination semestrielle de l’Union africaine dans les bureaux des Nations unies à Nairobi. (Photo : Simon Maina / AFP)

Lors des négociations de l’Assemblée générale des Nations unies sur le budget 2023, la Chine, la Russie et des pays alignés – dont plusieurs pays d’Afrique – ont proposé de supprimer le financement des enquêtes du Conseil des droits de l’homme des Nations unies (CDH) dans sept pays, dont l’Érythrée, la Corée du Nord, le Nicaragua et la Russie elle-même. La Chine a proposé de supprimer les enquêtes sur le Myanmar, tandis que la Russie a fait de même pour son alliée la Syrie,. S’inspirant de ces efforts, l’Éthiopie a proposé de supprimer la Commission internationale d’experts sur les droits de l’homme sur l’Éthiopie, s’attirant les foudres de 63 organisations africaines de défense des droits de l’homme et de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP).

Ces dernières années, la Cour pénale internationale s’est heurtée à une résistance similaire de la part d’un certain nombre de pays, grands ou petits.

La Chine s’appuie de plus en plus sur les gouvernements d’Afrique et du Sud pour soutenir sa quête d’un nouvel ordre mondial et remodeler de manière sélective certaines parties du système en place. En 2017, les 11 membres africains du Conseil des droits de l’homme ont contribué à l’adoption d’un texte parrainé par la Chine qui introduit la « non-ingérence », le « dialogue discret » et le « développement dirigé par l’État » comme cadre alternatif pour les droits humains. Dix-sept pays d’Asie, du Moyen-Orient et d’Amérique latine se sont associés au vote de la Chine, de la Russie et des « 11 Africains » pour adopter la proposition par une majorité de 30 voix « pour » contre 13 « contre » et 3 abstentions.

« L’affaiblissement des Nations unies serait préjudiciable à l’Afrique ».

En 2020, tous les membres africains du Conseil des droits de l’homme, à l’exception d’un seul, ont voté en faveur d’une autre résolution chinoise qui insérait des éléments de la « pensée Xi Jinping » dans le langage de l’ONU. La Pensée Xi Jinping s’appuie sur un recueil de politiques du Parti communiste chinois (PCC), qui met en relief notamment les droits collectifs par opposition aux droits individuels, et le « dialogue et la coopération » avec les États concernés par opposition au recours à une enquête lorsque des violations des droits humains sont soulevées au sein du Conseil des droits de l’homme. Des coalitions d’ONG et de la société civile, dont de nombreuses organisations africaines, ont fait référence à cette politique dans une déclaration laconique soulignant les lacunes critiques du texte parrainé par la Chine qui, selon elles, affaiblirait fondamentalement l’architecture mondiale des droits de l’homme de l’ONU.

Outre ses efforts constants pour introduire des résolutions normatives dans les organes de l’ONU, la Chine s’est également lancée dans la création d’organisations multilatérales parallèles dans le cadre de ce qu’elle appelle « participer activement à la réforme du système de gouvernance mondiale » (jiji canyu yinling quan qiu zhili ti xì gaige, 积极参与引领全球治理体系改革). Dans le cadre de cette orientation, la Chine poursuit une stratégie à deux volets consistant à accroître sa participation aux institutions internationales existantes (y compris son influence sur les opérations et les normes), tout en créant des institutions multilatérales parallèles. Depuis le début des années 2000, la Chine a créé 17 nouveaux organismes internationaux.

Les pays africains ont rejoint nombre de ces institutions, comme la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures (AIIB), le Forum de la ceinture et de la route pour la coopération internationale (BRFIC) et le Forum pour la coopération sino-africaine (FOCAC).

Des efforts plus directs ont également été déployés pour saper les Nations unies. En témoigne la montée alarmante de la désinformation russe visant les forces de maintien de la paix de l’ONU en République centrafricaine, en République démocratique du Congo et au Mali, qui a mis en danger le personnel de la mission, dont la grande majorité est originaire d’Afrique et des pays du Sud. Pendant des années, la Russie a activement tenté de saper le gouvernement de Tripoli soutenu par l’ONU, notamment en déployant des forces paramilitaires russes du groupe Wagner et en parrainant le principal perturbateur des efforts de l’ONU en Libye, le seigneur de la guerre Khalifa Haftar. La Russie a refusé de retirer ses forces de Libye malgré les demandes répétées de l’ONU.

Sept décennies d’engagement stratégique de l’Afrique aux Nations unies

Les Nations unies sont la seule organisation véritablement mondiale ayant le mandat et le profil nécessaires pour aider à résoudre les problèmes mondiaux urgents. Les pays du Sud, où se trouvent la plupart de ses membres, ont un intérêt particulier à la préserver, malgré ses lacunes. Représentant 85 % de la population mondiale, les pays du Sud sont les plus pauvres, les moins développés et les plus touchés par les conflits.

Les engagements des Nations unies et d’autres institutions multilatérales dans ces pays ont donc une influence disproportionnée. C’est particulièrement le cas pour les pays africains.

« Les membres africains comptent parmi les plus fervents défenseurs des Nations unies et sont favorables à des réformes institutionnelles visant à en faire un système international plus efficace, plus équitable et plus inclusif ».

Les membres africains comptent parmi les plus fervents défenseurs de l’ONU et sont favorables aux réformes institutionnelles visant à en faire un système international plus efficace, plus équitable et plus inclusif. Historiquement, les pays africains ont utilisé leur force de représentation en tant que plus grand bloc de vote unique pour résister aux efforts visant à affaiblir, miner ou diluer les Nations unies. Ils ont plutôt essayé de préserver l’intégrité du système des Nations unies, de remédier à ses lacunes et de le rendre plus réceptif aux préoccupations de l’Afrique et de l’ensemble du Sud.

À l’exception de l’Égypte (devenue indépendante en 1922), de l’Éthiopie et du Liberia (qui n’ont pas été colonisés), les pays africains n’ont joué aucun rôle dans la création de l’ordre international actuel fondé sur des règles. Cependant, ils ont tous adhéré aux Nations unies presque aussitôt qu’ils ont gagné leur liberté. L’adhésion universelle de l’Afrique à l’ONU a été suivie d’une augmentation de la représentation des ONG africaines et des observateurs de la société civile dans les différents organes de l’organisation. En outre, les pays africains n’ont pas oublié le rôle joué par les Nations unies dans la lutte contre le colonialisme et l’apartheid.

UN Secretary-Generals Boutros Boutros-Ghali and Kofi Annan

À gauche : le président sud-africain Nelson Mandela serre la main du secrétaire général des Nations unies, Boutros Boutros-Ghali, en 1994, avant de s’adresser à l’Assemblée générale des Nations unies à New York. (Photo : Jon Levy / AFP). À droite : L’ancien secrétaire général des Nations unies Kofi Annan s’adressant aux médias à l’Office des Nations unies à Genève en 2012. (Photo : Mission des États-Unis à Genève)

Au milieu des années 2000, les pays africains faisaient partie intégrante de l’ONU. Ils lui ont fourni deux secrétaires généraux : Boutros Boutros-Ghali (Égypte) et Kofi Annan (Ghana). Ils sont également devenus le « centre de gravité » des opérations de maintien de la paix de l’ONU, fournissant plus de 70 % des quelque 100 000 soldats de la paix dans le monde. Treize pays africains figurent parmi les 20 premiers pays contributeurs de troupes au monde, tandis que la moitié des 12 missions en cours des Nations unies se déroulent en Afrique.

Grâce à leurs contributions en troupes, les pays africains ont aidé à créer de nouvelles politiques, doctrines et procédures pour le maintien de la paix de l’ONU. Ils ont joué un rôle déterminant dans les discussions qui ont abouti à l’ « Agenda pour la paix » (1992), au « Supplément à l’Agenda pour la paix » (1995) et au « Rapport du Groupe d’étude sur les opérations de paix des Nations unies » (2000) (également appelé « Rapport Brahimi », du nom du diplomate algérien qui l’a présidé). Ces documents constituent un modèle pour la doctrine et la pratique actuelles des Nations unies en matière de maintien de la paix.

« Les pays africains ont contribué à créer les règles qui régissent le système international actuel ».

Les pays africains ont également contribué à créer les règles qui régissent le système international actuel. Des textes clés du droit international, comme la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM), ne seraient pas entrés en vigueur sans la participation de l’Afrique. L’une des contributions les plus significatives et les plus typiquement africaines à la CNUDM est le concept de zone économique exclusive, une zone de la mer sur laquelle un État possède des droits spéciaux, notamment en ce qui concerne l’exploration des ressources marines.

Il convient également de rappeler que le statut de Rome instituant la Cour pénale internationale (CPI) a été créé grâce à l’action vigoureuse des Africains, ce qui a amené certains, comme l’archevêque Desmond Tutu, chef de file de la lutte contre l’apartheid, à déclarer que la CPI « ne pourrait pas être plus africaine si elle essayait de l’être ».

Depuis 2010, les professionnels africains constituent la majorité relative du personnel de l’ONU, représentant 35 % de l’effectif total. Viennent ensuite l’Asie, l’Europe, les Amériques et l’Océanie. L’Afrique compte 22 hauts responsables de l’ONU, allant des chefs de département aux conseillers et envoyés spéciaux. Les diplomates africains dirigent 4 des 15 agences spécialisées de l’ONU.

Operation FRELANA

Des soldats de la paix aident à protéger les civils et leurs biens au sud-ouest de Gao au Mali lors de l’opération FRELANA en 2017. (Photo : Maintien de la paix des Nations unies)

Les pays africains bénéficient de nombreux avantages de la part des Nations unies en échange de leurs contributions. Une grande partie du travail des agences des Nations unies axées sur le développement, telles que le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), s’effectue en Afrique. L’Afrique accueille le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) à Nairobi – l’un des trois seuls sièges de l’ONU en dehors de New York (les deux autres sont à Vienne et à Genève). Grâce au lobbying africain, les Nations unies ont créé de nombreux bureaux spéciaux dédiés à l’Afrique, comme la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique (UNECA) à Addis-Abeba. Presque tous les pays africains accueillent un bureau de représentation du PNUD, ce qui fait de l’ONU un partenaire actif dans la résolution des problèmes de développement du continent.

Les citoyens rappellent sans cesse aux gouvernements africains de ne pas perdre de vue la création d’un système mondial plus équitable, tout en diversifiant leurs partenariats. Nombreux sont ceux qui ont plaidé en faveur de stratégies africaines clairement définies en matière d’engagement extérieur, en particulier dans un environnement où les rivalités mondiales s’intensifient.

« La position commune de l’Afrique sur la réforme du système international met l’accent sur l’amélioration de la capacité des Nations unies à mener des enquêtes indépendantes sur les violations des droits humains et sur un engagement plus fort en faveur du principe de la responsabilité de protéger  ».

Les membres africains ont défendu une interprétation plus large des droits humains qui inclut les droits sociaux, culturels et économiques. Ils soutiennent également la mise en place d’un mécanisme solide d’enquête au sein des Nations unies. En effet, le « Consensus d’Ezulwini » de 2005 – la position commune de l’Afrique sur la réforme du système international – met l’accent sur l’amélioration de la capacité des Nations unies à mener des enquêtes indépendantes sur les violations des droits humains et sur un engagement plus fort en faveur du principe de la responsabilité de protéger (Responsability to protect ou R2P), qui permet d’intervenir pour mettre fin à des atrocités de masse sans le consentement de la nation d’accueil. Parmi les priorités de l’Afrique en matière de réforme de l’ONU énoncées dans le Consensus d’Ezulwini, on peut citer:

  • Renforcer la capacité des Nations unies à s’attaquer aux problèmes de développement, aux conflits internes, aux changements anticonstitutionnels de gouvernement et au terrorisme.
  • Priorité à la responsabilité de protéger (R2P).
  • Défendre la Charte des Nations unies contre les abus de membres puissants, notamment en ce qui concerne le crime d’agression.
  • Renforcer l’Assemblée générale, le Conseil des droits de l’homme et le Conseil économique et social (ECOSOC) des Nations unies.
  • Élargir le secrétariat des Nations unies pour accroître la participation de l’Afrique.
  • Inviter l’Afrique à envoyer au Conseil de sécurité des Nations unies deux membres permanents disposant d’un droit de veto, ainsi que cinq représentants non permanents.

Les efforts visant à affaiblir l’ONU font simultanément reculer ces priorités de réforme. Compte tenu de toutes les autres formes d’engagement des Nations unies en Afrique, un affaiblissement des Nations unies serait préjudiciable à l’Afrique.

Garder le cap sur les intérêts africains

Les pays africains restent déterminés à créer un ordre international plus équitable, plus inclusif et plus efficace. Ils considèrent les Nations unies comme l’acteur le plus important pour parvenir à un tel ordre. Bien que cela reste un travail en cours – caractérisé par des réalisations, des échecs et une inertie institutionnelle – les pays africains n’ont pas abandonné leur stratégie à trois volets consistant à accroître leur participation et leur représentation, à se diversifier et à procéder à une réforme institutionnelle globale.

À gauche : le capitaine Cecilia Erzuah du Ghana, lauréate du prix Défenseur militaire de l’égalité des sexes de l’année, s’exprime à l’occasion de la Journée internationale des Casques bleus des Nations unies (29 mai). (Photo : United Nations Peacekeeping). À droite : Campagne de sensibilisation sur Radio Okapi, une station soutenue par la Mission des Nations unies en République démocratique du Congo (MONUSCO). (Photo : CIFOR)

Si des puissances montantes comme la Chine et d’autres offrent aux pays africains des possibilités de promouvoir leurs intérêts sur la scène mondiale, les intérêts et les activités de la Chine ne sont pas toujours parfaitement convergents, ni même en accord avec la vision globale de l’Afrique. Il est donc impératif que les pays africains ne perdent pas de vue leurs intérêts, même s’ils élargissent leurs engagements avec une série d’acteurs internationaux.

Les pays africains peuvent équilibrer et défendre leurs principes et engagements de longue date en préservant les Nations unies s’ils maintiennent une stratégie claire fondée sur un ensemble de conventions, de normes et de positions communes que l’Union africaine a formulées depuis les années 1960. Les États ne devraient pas être les seuls à s’engager sur cette voie. La société civile africaine a un rôle essentiel à jouer dans la formulation et la mise en œuvre de cette vision, compte tenu de l’élargissement de son statut d’observateur aux Nations unies et de l’espace unique qu’elle occupe en reliant les communautés africaines aux organes internationaux.

 


Ressources complémentaires